Directeur de la Rotonde des Arts à Abidjan et professeur de philosophie, Yacouba Konaté fait partie des intellectuels qui renouvellent le discours sur l’art contemporain africain. Il a été nommé commissaire général de l’exposition itinérante Prête-moi ton rêvequi réunit une trentaine de plasticiens originaires des 4 coins du continent. Première escale à Casablanca du 18 juin au 31 juillet à la Villa d’Anfa.
Quels sont les enjeux d’une exposition comme Prête-moi ton rêve qui est panafricaine, itinérante et au surplus portée par une fondation marocaine c’est-à-dire africaine?
Les problèmes que nous essayons d’instruire avec le projet « Prête-moi ton rêve » sont multiples. A commencer par la problématique lancinante que je formule sous le concept d’Afrique fantôme, non pas en référence à Michel Leiris mais pour signaler que le fonctionnement de l’art dit contemporain africain a contribué à construire une mémoire évanescente de l’Afrique édifiée à partir d’expositions montées à travers le monde mais ni vues ni connues en Afrique alors même qu’elles sont censées nous concerner. Il s’agit à proprement parler d’un oubli des audiences africaines, un oubli de l’Afrique comme scène du monde. Quelles en sont les raisons ? À qui la faute sinon aux Africains eux-mêmes ? L’un de ces jours, il faudra y répondre sérieusement. Toujours est-il que la liste de ces expos-oublis reste impressionnante : Magiciens de la terre(Paris, 1989) qui a sa décharge ne se voulait pas africaine mais mondiale, Africa Explores (New-York, 1991) Short century (Munich, Berlin, New-York, 2001-2002), Africa remix (Paris, Düsseldorf, Stockholm, 2004-2006)… Hormis les artistes concernés, combien d’amateurs, de professionnels, de collectionneurs d’Afrique ont vu ces expositions ? Combien en possèdent seulement un catalogue ? Et pourtant, ces expositions fonctionnent dans plusieurs versions de l’histoire de l’art contemporain en Afrique comme des moments clés, des repères décisifs… Pour moi, c’est comme un mariage forcé, comme si on enfonçait dans la tête d’une personne un affect, un sentiment qu’il n’a pas ressentis, une expérience qu’il n’a pas vécue. Et face à cela, la question que je me pose est : est-il possible de construire l’histoire des peuples autour de moments extérieurs à l’histoire vécue par ces populations ? Notre démarche ne consiste pas à raturer ces expositions. Ce n’est d’ailleurs pas possible. Avec Roland Barthes et Jacques Derrida, il faut convenir que « raturer, c’est encore tracer ». Nous proposons plutôt que les effets de ces expos, leurs avatars cessent d’être des fantômes qui hantent la mémoire du continent ; qu’ils prennent corps et évidence en Afrique devant des audiences africaines ; qu’ils se déposent, qu’ils se reposent dans leur chef-lieu. En même temps, nous proposons de rendre plus visible l’histoire de l’art qui s’écrit en Afrique, par des initiatives endogènes ouvertes aux diasporas. Nous proposons de construire des repères validés par des expériences vécues, des références de proximité.
Pour créer un récit alternatif ?
Exactement. Ces expositions-oublis, par leurs partis pris esthétiques légitimes, ont indirectement influé sur les hiérarchies locales et labélisé des « artistes contemporains africains » à une époque où sur le continent, en dehors de la biennale de Dakar et de quelques autres évènements de moindre impact, nous n’avions pas les opportunités de monter des projets, des programmes à même de reprendre l’initiative. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Prête-moi ton rêve en est l’illustration. Cette exposition contribuera à montrer que l’Afrique se construit autour d’événements, d’expériences vécues ensemble. Je suis heureux que cela parte du Maroc, un pays qui, au début des indépendances africaines, avec le groupe de Casablanca, a porté et animé le projet du panafricanisme.
Quel est ce rêve auquel fait référence le titre de l’exposition principale?
Nous avons choisi un titre générique qui permette de définir notre conception de l’art – l’artiste est un passeur de rêves. Il travaille sur l’imaginaire et galvanise notre soif de beauté, de bien-être et de justice. Il donne forme à nos utopies les plus colorées, autant qu’aux cauchemars qui nous empêchent de dormir. Cette exposition est itinérante.
Nous visons une diversité de disciplines – peinture, sculpture, photo, vidéo, installation – et dans la mesure du possible une diversité régionale pour affirmer l’aspect panafricain du projet. Dans sa démarche et dans sa mise en œuvre, elle représente un défi qui compte peu d’antécédents.
Nous avons réussi à réunir des artistes de renommée mondiale comme Abdoulaye Konaté et El Anatsui qui font partie des artistes les plus importants de l’art contemporain mondial aujourd’hui. Et William Kentridge est un très grand monsieur qui a apporté à l’art vidéo au plan mondial, une poésie du dessin, un sens du récit, qui a révolutionné la discipline. Sans oublier Mohamed Melehi, Barthélemy Toguo, Nenna Okoré, Olu Omoda, Koffi Setordji, Jem’s Kokobi, Ki Siriki, et j’en passe : des créateurs fabuleux et incisifs. Il est important que les publics en Afrique puissent avoir une proximité vécue avec les œuvres de tous ces artistes de premier choix ; il est important que la jeune génération puisse interagir avec eux pour relever les défis du présent et du futur. La transmission est primordiale. C’est d’ailleurs pour cela qu’à chaque escale, nous donnons carte blanche à un ou une jeune commissaire. A charge pour lui, pour elle, de monter une exposition au regard de la scène de son pays.
Certains critiquent le fait d’associer le rêve à l’Afrique, ce qui pourrait renvoyer à un certain exotisme que l’on attribue souvent au continent…
C’est une remarque qui me surprend d’autant plus qu’il n’existe pas de personne, de peuples qui ne rêvent pas. Cela dit, la question de l’exotisme dépend d’où l’on parle ? Qui parle, qui en juge ? L’exotisme a presque toujours partie liée avec un sentiment de supériorité. Bien entendu, le dominé peut adopter ce point de vue qui dispose de sa culture comme une réserve de curiosités, de fraîcheur, d’énergie.
Il se trouve que je suis africain. En cravate ou en boubou, pour certains, l’Africain est toujours déjà exotique. Son Français, son Anglais, ses expos, ses articles traînent toujours déjà une saveur truffée d’épices, un accent brûlé par le soleil, comme sa peau du reste.
Revenons à la notion de rêve. Je cite souvent le mot de Don Elder Camara, l’ancien archevêque de Recife au Brésil, qui disait : « Lorsqu’on rêve tout seul, ce n’est qu’un rêve alors que lorsqu’on rêve à plusieurs c’est déjà une réalité. L’utopie partagée, c’est le ressort de l’Histoire.” Prête-moi ton rêve, veut contribuer à construire un marché interne pour que nos jeunes artistes ne se calent pas sur les attentes du marché occidental et pour qu’ils se déchargent des essentialisations et des africanités de pacotille. Dans le même temps, ils doivent éviter le mimétisme. Lors de l’édition 2002 de la biennale de Dakar, Ousmane Sow a mis en garde contre la vogue des installations et des vidéos frivoles et superficielles. Il a dit : « il y a des artistes qui pensent qu’il suffit de déposer un morceau de sucre dans une assiette blanche, ou rouge pour dire que c’est de l’art. C’est faux et on doit dire que c’est grave.» Dans Prête-moi ton rêve, il n’y a pas de morceau de sucre dans une assiette.
Source : Diptyk.mag

